Je passe en revue la chronique nécrologique. La liste des défunts est longue, comme à chaque jour. J'examine les photos et je trouve que tout le monde a la tête de l'emploi, comme si la photo avait été prise exprès pour l'occasion, en sachant qu'elle servirait à ce constat du carnage ordinaire.
Chaque jour, je trouve que la date de naissance de la plupart des froids se rapproche de la mienne, même qu'il n'est plus rare que ceux que l'ont voit sourire platement sur ces pages soient nés après moi. Comment est-il possible que ces vieux cons soient les mêmes enfants que je poussais dans la cour de l'école jadis, les mêmes qui chantaient des chansons idiotes sans se soucier du temps qui passe? Ainsi feu-feu-feu, les petites marionnettes...
J'ai cette terrible impression que je navigue dans une de ces barges qui s'apprêtent à accoster en Normandie, que dans quelques minutes, le flot de soldats me poussera sur la plage de Juno et que je courrai une dernière fois, essayant de respirer le plus longtemps possible entre les gouttes de plomb, entre les balles de mes souvenirs. Je n'ai jamais combattu que pour moi-même, et pourtant, je ne suis qu'une viande s'apprêtant à refroidir sous le regard inattentif des lecteurs du journal de Montréal. «Il laisse dans le deuil deux oeufs tournés avec patates rissolées.»
Dans l'encart publicitaire, je repère les spéciaux de la semaine de l'épicier du quartier. Je découpe la première photo de jambon que je vois. Ma photo nécrologique. Ce ne sera pas pire que ma tête d'aujourd'hui.