Je devais avoir seize ou dix-sept ans quand je rencontrai mes bleus pour la première fois. Je ne me souviens pas des circonstances exactes de cette rencontre, mais cet immense vide m’aspire depuis. J’appris alors à fuir. Sans grande ardeur, au début. Les bleus me rattrapèrent souvent, me faisant chaque fois trébucher. Puis, peu à peu, je pris le rythme, j’établis la cadence nécessaire pour ne plus avoir à les affronter. Ainsi, pour enjamber les marées basses, j’appris à faire de grands pas.
Je fuis d’abord dans ma tête; je m’instruisis, je me coinçai au creux de livres qui sentaient l’humidité. Je pris des cours de statistiques, de comptabilité et de marketing. Je décrochai des diplômes prestigieux pour les accrocher au mur d’une tout aussi prestigieuse entreprise. Mais très vite, ce ne fut plus assez. Les bleus me regagnèrent. Alors je m’ingéniai à aller plus loin devant la virgule, à cultiver l’argent. Je roulai des gens pour rouler sur l’or. J’achetais peu, vendais beaucoup, rachetais plus et revendais énormément. Je profitais scandaleusement. Je fis la une du Monde des affaires, du Times, du Fortune. Mais j’avais besoin de plus. Je mariai un mannequin qui produisait des pensées légères et une ombre très fine. Je ne m’achetai que des douze cylindres, je ne bus rien de moins de cinquante ans, je pariai la chemise des autres sur des parcours de golf au coeur de déserts. L’argent allait et venait entre mes riens. Mais, au moindre moment d’arrêt, au moindre souffle que je reprenais, un peu de bleu ressortait sous la dorure. Alors, je partis.
Je quittai tout et tous. Je me laissai pousser la barbe. Je me tatouai le bras gauche du visage du Che. Je perdis tranquillement argent, cheveux et kilos. Mais je gagnai des causes. Je participai à des manifestations contre le virage à droite politique, la peine de mort et le fast-food, contre l’avortement, les tondeuses à gazon, les OGM et les mannequins des catalogues Sears, contre ceux qui étaient contre ce pour quoi j’étais pour. Je fus emprisonné à Seattle, poivré à Vancouver, gazé à Québec. Je me battis aux côtés des pauvres et des barbus, des sales et des poilus, des Amérindiens et des femmes battues. Je me débattis contre les gouvernements et leurs policiers, contre ce que j’avais été et ce que je serais devenu s’il n’avait pas eu ces bleus pour m’obliger à bouger. Mais, malgré les causes, malgré les coups, ce n’était pas assez. Jamais assez. Je devins macrobiote, mangeai yin, bus yang, méditai en lotus et me parfumai au patchouli. Puis je rencontrai Maude.
Pour elle, je laissai tout en plan. Avec elle, je quittai le temps pour en avoir, nous nous trouvâmes un voilier pour voguer sur notre vague, pour faire un tour du monde qui s’arrêta aux Açores. C’était assez loin pour me sentir présent. Je lui fis l’amour sans compter, sans remords, ensuite sans effort et finalement sans amour. Puis, je cessai de lui faire l’amour et je lui fis un enfant. Mais malgré les premiers pas, malgré les premiers mots, malgré les bouffées de bonheur et les rires abandonnés, tout cela n’était pas assez. Jamais assez. Et comme un salaud, comme le soleil, comme bien des hommes et beaucoup trop de femmes, je partis avec pour seule bataille, la retraite.
Je revins dans le quartier de mon enfance, au nord, à la surface d’une taverne, au fond d’un verre de bière, lavé, le regard à spin, la tête javellisée. Je descendis bas, jusqu’en enfer, jusqu’à Dieu. Jusqu’au AA. Puis je crus. Fort. Pour mon pardon, pour mon salut.
Puis un matin, ce matin, les bleus se levèrent avec moi. Je ne tentai ni de les enjamber, ni de les cacher sous une couche dorée, ni de leur faire pousser une barbe ou de les glisser sous des rires d’enfants sur une plage des Açores. Je savais tout cela vain. Alors, ce matin, je me couchai où j’étais, moi qui étais allé partout. Je me couchai sur le flanc, épuisé, vidé. Comme la bouteille de somnifères sur ma table de chevet.
Encore un texte génial que j'ai lu et relu... que dire de plus? Merci d'écrire encore ici, après toutes ces années. J'y reviens toujours.
RépondreEffacerOufff... moi qui cours, joue et danse pour larguer mes bleus, je me le suis pris en plein plexus.
RépondreEffacerCâlines de doux blues... Un chance que tu chante mal! Qu'est-ce qu'on manquerait! Merci...
RépondreEffacerC'est du "toi", juste du "toi", parfaitement du "toi". Peu de mots, et ce goût qui reste, ensuite. Pas amer. Pas sucré. Rond. Voilà. Parce que tes mots sont comme des tattoos pour la cervelle et la catharsis.
RépondreEffacerTe lire fait bang. Et fait monter l'envie d'aller se cacher parfois, tellement ce qu'on croit être génial n'est que "bon" en comparaison.
Mon père dirait "ce ne sont que des mots, pourtant"... et pourtant !
Comme je tente de quitter, moi aussi, mes bleus, je tente de changer ma façon de faire. Au lieu de retenir mon souffle pour enjamber les marées basses, j'apprendrai moi aussi à faire de grand pas...
RépondreEffacerAh Daniel!
RépondreEffacerOn est à la veille, l'homme et moi, d'ériger une statue en ton honneur...
Magnifique texte. Il y a un temps pour consentir à ses bleus.
RépondreEffacerJe reviens encore te lire...m'encourager, puiser un sens, me recentrer. C'est pour demain que mon plongeon dans le vide est prévu...me rappeler: faire de grand pas. Je me souviens. Ça passe ou ça casse.
RépondreEffacerJe me suis demandé une fois pourquoi on dit "Bleu" ?
RépondreEffacerJe les regardent depuis un bon bout de temps et je ne vois toujours pas !!
"Ca ne previens pas mais ca arrive, ca viens de loin....Le mal de vivre..."
Wow! C'est pour des textes comme celui-là que je reviens te lire. Merci!
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